Alors que l’Eglise catholique s’est affirmée comme la première force d’opposition, musulmans et protestants prennent à leur tour leurs distances avec le régime.
A Kinshasa plus qu’ailleurs, les cultes proposés par les innombrables églises rythment la vie quotidienne, et les prophètes ont des visages. Entre ces souriants pasteurs évangéliques sud-coréens, ces drôles de messieurs en costume venus du fin fond des Etats-Unis pour prêcher la « prospérité » et ces flamboyants entrepreneurs évangéliques congolais en voiture de luxe, le catalogue mystique kinois est vaste.
Mais si le spirituel peut être un business rentable en République démocratique du Congo (RDC), il est aussi un enjeu de pouvoir. Et en ces temps de crise politique, les leaders religieux, pressés par leurs fidèles et soucieux de préserver ou d’accroître leurs intérêts, font évoluer leurs positions face au régime de Joseph Kabila.
Après avoir facilité le dialogue politique de décembre 2016, la puissante Eglise catholique congolaise coordonne désormais la contestation. Le cardinal Laurent Monsengwo mène le mouvement, durcissant la position de l’Eglise avec le soutien du pape François et de son ami argentin, le nonce apostolique Luis Mariano Montemayor. Avant d’être la cible du régime au point de se voir rappelé par le Vatican, Mgr Montemayor fustigeait « un Etat prédateur » et des opposants obnubilés par l’argent.
Haro sur les « médiocres »
Habile diplomate, Mgr Monsegwo est coutumier de ce pouvoir qu’il côtoie, défie ou influence en plaçant des proches. « Compte tenu de la crise politique et de la situation économique, il a senti qu’il fallait prendre les devants car les politiciens de l’opposition peinent à s’unir et n’ont pas vraiment de crédibilité au sein de la population », dit Mokonda Bonza, ancien directeur de cabinet de Mobutu Sese Seko, aujourd’hui sénateur. Le cardinal Monsengwo, 78 ans, a osé demander que « les médiocres dégagent », une expression qui fait depuis florès dans les rues de Kinshasa.
Mgr Monsegwo a vécu la lutte contre Mobutu, qui se méfiait de lui, persuadé que les Etats-Unis voulaient en faire son successeur. Lorsque le Zaïre devient la RDC et s’enfonce dans la guerre, il est à Kisangani, où il fait fonction d’archevêque de 1988 à 2007. Les Rwandais et les Ougandais s’affrontent dans cette ville de l’Est, et Mgr Monsengwo constate « l’influence étrangère » exercée sur le pouvoir de Kinshasa, dit l’un de ses proches. Depuis, il n’a jamais cessé d’œuvrer en faveur de la démocratie.
Plus récemment, le 31 décembre 2017 puis le 21 janvier et le 25 février 2018, il a observé la violence des soldats qui ont réprimé les manifestations jusque dans les paroisses. Ces marches contre le pouvoir étaient convoquées par le Comité laïc de coordination (CLC), formé en 1992 et réactivé par Mgr Monsengwo pour accentuer la pression sur le régime de Kabila. « Le CLC n’a d’autre but que de créer une situation insurrectionnelle à Kinshasa pour pousser les forces de sécurité à déraper et ainsi renforcer la pression internationale, tranche un conseiller du chef de l’Etat. Monsengwo outrepasse son rôle et est devenu un acteur politique qui utilise la puissance de l’Eglise. »
Depuis la mort, en février 2017, de la figure historique de l’opposition, Etienne Tshisekedi, il n’y a plus que l’Eglise qui soit capable de faire descendre le peuple dans la rue. Rares sont les Kinois prêts à mourir en manifestant pour l’ancien gouverneur du Katanga, Moïse Katumbi, ex-allié de Kabila désormais opposant en exil. Désigné par le parti de son père comme candidat à la présidentielle, Félix Tshisekedi, lui, doit se faire un prénom en dehors de Kinshasa. Leurs derniers appels à manifester ou à observer des journées « ville morte » n’ont guère été suivis. Ils n’ont d’autre choix que de compter sur les hommes de Dieu.
Le CLC a annoncé, le 12 mars, la suspension des marches. Auparavant, le cardinal Monsengwo s’est entretenu avec le président Kabila en toute discrétion, selon plusieurs sources. Pas de quoi néanmoins atténuer son discours. Dimanche 25 mars, lors de la messe des Rameaux au stade Tata-Raphaël de Kinshasa, le religieux a interpellé la jeunesse : « Vous avez raison de reprocher aux politiciens et à la classe dirigeante de notre pays d’avoir échoué. Etes-vous prêts à prendre en main les destinées de la nation et à assumer vos responsabilités ? »
Musulmans en « quarantaine »
La radicalisation de l’Eglise catholique semble avoir fait tâche d’huile. « Pourquoi soutenir un pouvoir qui nous marginalise ? On était mieux traités sous Mobutu Sese Seko », affirme le cheikh Ali Mwinyi M’Kuu. A 44 ans, le représentant légal de la Communauté islamique au Congo (Comico), une minorité (près de 12 % de la population) reconnue en 1972, sait qu’il entame un virage délicat qui peut lui valoir des menaces.
Il ne peut pourtant plus se ranger aveuglément derrière Joseph Kabila, qu’il a rencontré pour la dernière fois il y a deux ans. Dans les plus de 120 mosquées de Kinshasa, la grogne monte face à ce président qui s’accroche au pouvoir, réprime sans retenue et mine l’économie au point de ruiner certains grands commerçants musulmans de l’est du pays.
« Le Congo est malade et je dois me comporter en médecin. Il faut des élections et ce sera un vote sanction contre le pouvoir », assure l’imam, d’une voix calme, au siège de la Comico, à Lingwala, une commune populaire de la capitale. C’est une bâtisse dépourvue d’électricité, à la façade récemment ravalée grâce à un don de chiites iraniens. Les murs se fissurent, tout comme ceux de la grande mosquée de sa ville d’origine, Kisangani, criblée d’impacts de balles.
« On est comme en quarantaine, mais nous, musulmans, n’avons jamais fait une seule rébellion », glisse un homme d’affaires d’Ituri qui médite le Coran dans la pénombre. De l’autre côté de la frontière orientale, au Rwanda, les musulmans bénéficient de considérations, dit-il, et en Ouganda, il y a la grande mosquée de Kampala offerte par Mouammar Kadhafi, de même que l’immense université islamique.
« On ne reçoit aucune aide des pays du Golfe et encore moins de Kinshasa, lâche Ali Mwinyi M’Kuu. Il n’y a aucun musulman dans le gouvernement et on n’a même pas d’aumôniers dans les armées. Au Nord-Kivu, des imams sont arbitrairement arrêtés au nom de la lutte contre le terrorisme. Nos fêtes religieuses ne sont pas reconnues. On a pourtant eu de bonnes relations avec le pouvoir, et on l’a soutenu. »
En début d’année est apparue l’Alliance des kabilistes musulmans, créée de toutes pièces par le parti présidentiel et non reconnue par la Comico. Cet obscur groupuscule s’est piqué de vouloirmanifester contre les cortèges anti-Kabila. Une réponse au cheikh Ali Mwinyi M’Kuu, qui avait publiquement appelé les autorités à « éviter de réprimer la marche des laïcs catholiques ». Un message de paix interprété comme une déclaration belliqueuse par Kinshasa.
Mystique et politique
« Les musulmans sont en réalité collés au pouvoir. Ali se plaint qu’il ne reçoit pas d’argent, il est déçu, mais il ne soutient pas les marches », glisse le révérend Milenge Mwenelwata, vice-président de l’Eglise du Christ au Congo (ECC), l’influente fédération protestante et évangélique. Pour lui, pas question d’appeler ses fidèles à marcher contre le régime. « Le dimanche n’est pas fait pour manifester, c’est un jour sacré », tranche-t-il dans son bureau modeste de la Gombe, commune huppée de Kinshasa. A sa manière, Milenge Mwenelwata perpétue une tradition de soutien aux régimes successifs, de Mobutu le catholique à Kabila le protestant.
L’ECC, présidée de 1998 à 2017 par Mgr Pierre Marini Bodho, également sénateur de la majorité présidentielle, n’a pas ménagé ses efforts pour soutenir le pouvoir. « Seule la Bible ne peut subirde modification », avait-il lancé, en 2014, face aux catholiques opposés à la tentative de changement de la Constitution permettant au président de rester au pouvoir. Sous « Marini », l’ECC a su tisser sa toile au sein des régimes Kabila, père et fils. Parmi ses fidèles, on retrouve l’ancien premier ministre Matata Ponyo Mapon (2012-2016) et le chef rebelle devenu vice-président Azarias Ruberwa (2003-2006).
Ce dernier, très introduit auprès des églises américaines et du chef de l’Etat, convie une fois par an le gotha de Kinshasa à un « petit-déjeuner de prière » au Grand Hôtel Pullman. Il y est question de mystique et de politique. « Si on lui demande un service, il le fera. Mais on n’a pas besoin d’intermédiaire », dit le révérend Milenge Mwenelwata, candidat malheureux à la présidence de l’ECC en 2017 : « Joseph Kabila parle de l’ECC en disant “mon église”. Tous ses frères et sœurs sont protestants. »
Mais la tradition de soumission au pouvoir a été rompue le 16 janvier, jour de la commémoration de la mort de Laurent-Désiré Kabila, assassiné dix-sept ans plus tôt. La sœur jumelle du président, Jaynet Kabila, orchestre la cérémonie protestante célébrée par le pasteur François-David Ekofo, l’aumônier de la famille connu pour son franc-parler et membre de l’ECC.
Ce jour-là, les ministres, les diplomates, les cadres de la majorité présidentielle et de l’armée sont stupéfaits lorsque résonnent les mots du religieux dans la cathédrale du Centenaire protestant. « Nous devons léguer à nos enfants un pays où l’Etat existe réellement. Je dis bien “réellement”, parce que j’ai l’impression que l’Etat n’existe pas vraiment. » Certains visages se décomposent lorsque le pasteur ajoute : « Le Congo ne sera pas toujours faible comme il l’est maintenant. Il va se réveiller un jour. »
Un pasteur en cavale
Cinq jours plus tard, plusieurs morts seront décomptés lors d’une marche, interdite par la police, organisée par les catholiques et à laquelle participe un collectif de laïcs protestants. Le pasteur Ekofo, lui, part en cavale dans Kinshasa, mégapole aux plus de 12 millions d’habitants. Craignant pour sa vie, il change de lieu de résidence chaque jour et se tourne vers la mission des Nations unies en RDC. Le religieux est exfiltré le 3 février vers Entebbe, en Ouganda, à bord d’un avion de l’ONU, avant de rejoindre les Etats-Unis.
Deux semaines plus tard, André Bokundoa, le nouveau président de l’ECC, déclare, lors du comité exécutif national : « Nous sommes appelés “protestants” parce que nous protestons toujours contre ce qui n’est pas juste. » Et de citer la Bible : « Quand les justes se multiplient, le peuple est dans la joie ; quand le méchant domine, le peuple gémit. »
La grogne au sein de l’ECC, longtemps étouffée par Mgr Marini, s’exprime peu à peu dans un contexte de crise politique où les manifestants sont réprimés, les mouvements citoyens divisés et l’opposition peine à se faire entendre.
Après moult atermoiements et calculs politiques, les musulmans et les protestants lâchent peu à peu ce régime et se positionnent pour l’après-Kabila. Plus surprenant, l’église kimbanguiste, un mouvement autochtone chrétien traditionnellement fidèle au pouvoir mais divisé par des querelles internes, a vu l’une de ses branches soutenir la marche contre Joseph Kabila le 21 janvier. Sur le terrain de bataille politico-religieux de Kinshasa, le pouvoir est contraint de se rabattre sur un catalogue mystique de plus en plus réduit. Restent quelques rock stars d’églises du réveil dont une partie demeure sensible aux tentations du dollar, l’autre dieu de Kinshasa.
Joan Tilouine
Le Monde / MCN